Le mérite est souvent invoqué pour justifier certaines inégalités sociales. Si vous critiquez les salaires trop élevés des sportifs professionnels, on vous rétorquera que leur carrière est trop courte et leur talent trop rare pour qu’on ne les récompense pas selon leur mérite. Si vous dénoncez le traitement mirobolant des grands patrons, on vous répondra qu’ailleurs les grands patrons sont encore mieux rémunérés et qu’il n’est que justice de les rétribuer à la mesure de leur talent. Et lorsque Sciences Po a décidé de rompre la chaîne reproductrice des inégalités par une politique visant à permettre à des jeunes issus de milieux défavorisés d’accéder à ses formations, de nombreuses voix (y compris parmi des gens réputés d’ordinaire intelligents !) ont crié au scandale en affirmant sans sourire que l’accès à Sciences Po ne se ferait donc plus au mérite.

Comme le souligne avec justesse la sociologue Marie Duru-Bellat dans Le mérite contre la justice (Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2009, p. 10), dans les sociétés modernes, « les inégalités sociales sont jugées acceptables – voire justes – si et seulement si elles sont censées découler des qualités individuelles (talents, efforts…) et non des caractéristiques héritées (origine sociale, sexe…) ». Or, ces dernières caractéristiques sont-elles complètement absentes du processus de constitution de ce qu’on appelle le mérite ? Assurément non.

De nombreuses études sociologiques montrent par exemple que les élèves issus des milieux défavorisés réussissent moins bien à l’école. A l’évidence, cet état de fait ne s’explique pas par l’argument trop souvent entendu qu’ils refuseraient de fournir des efforts, mais entre autres par le fait que les priorités familiales vont à la lutte pour la survie, entraînant du même coup un déclassement contraint de l’école sur l’échelle des priorités. Ceux qui ont réussi à l’école auraient-ils pu situer les études au même rang de leurs préoccupations si leur famille avait été poursuivie durant leurs années d’études par des huissiers à cause de loyers impayés ? Auraient-ils connu le même succès s’ils étaient nés dans un autre pays, une autre famille, une autre époque de l’histoire humaine ?

Retour à l'accueil